ASSOCIATION BENJAMIN FONDANE

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TARARIRA (1936)

par Olivier Salazar-Ferrer
 

Tararira est le seul film réalisé entièrement par Benjamin Fondane, à Buenos Aires en 1936 avec le Cuarteto Aguilar, un quatuor de luths mondialement célèbre à l'époque. « Si j’étais libre, vraiment libre, je tournerais un film absurde, sur une chose absurde, pour satisfaire à mon goût absurde de liberté » avait déclaré Fondane en 1933. Nous avons peu d’exemples dans le cinéma des années trente de tentatives pour perpétuer l’esprit dadaïste et sa puissance de subversion. Toute interprétation cinématographique, esthétique, philosophique du film est soumise à des hypothèses imposées par la disparition de toutes les copies du film.

Nous sommes à la recherche de toute information sur ce film. On peut nous contacter par la messagerie de ce site à partir de la page d'accueil.

Nous avons consacré un dossier à ce film dans un beau numéro de la revue LA PART DE L'OEIL 2010/2011 n°25/26.



Notre collègue Gonzalo Aguilar en Argentine a consacré un beau dossier au film (en espagnol) dans le catalogue de l'exposition : Imagenes Compartidas au CCEBA qui s'est ouverte en novembre 2011 à Buenos Aires.


 

Benjamin Fondane et l'équipe de Tararira : de gauche à droite: Ezequiel Aguilar, Paco Aguilar, au premier rang Fondane, José Barcia gérant de la Falma Film, Elisa Aguilar et Pépé Aguilar



Tournage: 1936 - Argentine
Film musical et parlant, noir et blanc
Dialogues: espagnol
Autres titres connus : La bohemia de Hoy, La Nariz de Cleopatra.
Scénario et mise en scène: Benjamin Fondane
Assistant: Enrique Cahen Salaberry
Chef Opérateur: John Alton

Interprètes:

Quatuor Aguilar (Paco, Ezequiel, Elisa, Pepe Aguilar), Joaquim Garcia Leon, Orestes Caviglia, Fernando Fresno, Carmen Andres, Leopoldo Simari, Miguel Gomez Bao, Antonio Podesta, Guillermo Battaglia, Hector Cataruzza, Julio Renato, Juan Carrara, Juan Lopez de Carrion, Elena Granda, Delfina Fuentes, Elisa Paso, Chola Ascensio.

Producteur: Miguel Machinandiarena (Falma Film).

Musique: adaptations de pièces de Mozart, Schubert, Haynd, Albeniz, Ravel, Brahms, Paco Aguilar interprétées par le quatuor Aguilar.

Le scénario

Le scénario retrace les tribulations de quatre musiciens, Cleo, Agapito, Perico et Curro, confrontés à une société à laquelle ils ne parviennent pas s’adapter. Les autres personnages : une vieille duchesse, un ministre, des policiers en uniformes, des danseuses, des personnages nommés Obdulio et Pancracia, la directrice d’un institut de danse, font probablement partie d’un monde qui résiste à la fantaisie délirante et subversive des quatre musiciens. « C’est l’histoire de quatre bohèmes fous de musique, dans une ville ultra-moderne » précise Fondane au journal L’Intransigeant. Il en avait résumé le scénario dans une lettre à sa sœur : « Ce sera la caricature de la société d’aujourd’hui, un monde où l’art n’est plus… Les Aguilar ne pourront être engagés pour un concert qu’uniquement parce qu’on les prend pour de célèbres bandits et, vers la fin du film, se révolteront contre la condition que leur fait le cinéma, refuseront le mariage et le baiser final et préfèreront, en jouant sans instrument le Boléro de Ravel, mettre en pièces le salon d’une vieille duchesse qui les avait fait jouer – par pitié. » 
Cette esquisse se fait l’écho des thèmes burlesques du cinéma muet dont les scénarios regorgent de quiproquos, de scandales, d’histoire d’amour troublées, avec souvent une inadaptation sociale des protagonistes et une répression par les forces de l’ordre comme dans la plupart des films de Chaplin et des Marx Brothers. Leurs films avaient été salués au cours des années trente par toute l’avant-garde pour leur culte de l’absurde, leur comique subversif et leur critique décapante de la bourgeoisie. A Night at the opera (1935) vient de sortir sur les écrans et le titre du projet A little musical Night semble lui faire écho.

 

Le Cuarteto Aguilar

Fondé en 1923, le cuarteto Aguilar bénéficie alors d’une réputation mondiale. La musique du film écrite par Paco est constituée d’adaptations de pièces de Mozart, Haydn, Albéniz, Ravel et Brahms. Le choix d’un film musical, avec des alternances de performances instrumentales et de jeux d’acteurs est tout à fait conforme à la vogue des films à tangos dans le cinéma argentin des années trente dominé par la figure emblématique de Carlos Gardel. Sont également impliqués des artistes du Théâtre national de Buenos Aires, comme Delfina Fuentes ou Iris Marga, ainsi que d’autres acteurs du cinéma argentin : Leopoldo Simari, Orestes Caviglia, Miguel Gomez Bao, Guillermo Battaglia. Beaucoup viennent du monde du cabaret ou du tango et quelques uns d’entre eux poursuivront de longues carrières artistiques. Pourtant, si le nom déjà célèbre d’Iris Marga est annoncé sur les publicités du film, ses mémoires : El Teatro mi verdad (1983) n’en portent aucune trace. La « première actrice du théâtre national » selon l’expression de Fondane, qui a hérité du rôle d’une vieille duchesse alors qu’elle interprétait en général des héroïnes romantiques, absente lors d’une prise de vue, sera remplacée immédiatement par un homme portant une perruque, des gants et un sac, exemple très suggestif des mécanismes d’improvisation qui président au tournage.


Le titre du film

Cette improvisation se traduit aussi dans les changements successifs du titre du film : après Los Bohémios, c’est La Nariz de Cleopatra (le Nez de Cléopatre) qui apparaît sur les premiers rushes, expliquant le nom du personnage féminin : Cléo, puis Tararira. Ce dernier mot désigne en espagnol un poisson de rivière assez commun en Argentine mais aussi une plaisanterie ou une joie manifestée bruyamment. Le choix d’un terme sémantiquement immotivé constitue sans doute une filiation implicite avec le dadaïsme et évoque par exemple Un chien Andalou de Bunuel. Enfin, le film apparaît parfois sous le titre La Bohemia de hoy  (La Bohème d’aujourd’hui), sans que l’on sache s’il s’agit d’un titre choisi ultérieurement par le producteur pour des raisons commerciales.

La disparition du film


Le 24 septembre 1936, le tournage de Tararira est terminé et le montage « bien avancé ». Fondane doit repartir le 1er octobre mais retarde de 15 jours son départ et ne s’embarque que le 15 pour la France. Une projection « sommaire » a eu lieu mais il semble que le montage n’ait pas été complètement terminé. Pourquoi ne reste-il pas à Buenos Aires jusqu’à la sortie du film ? Peut-être se doute-il déjà que son film, avec ses dialogues absurdes et sa satire des conventions sociales, va droit au désastre. Après son départ, John Alton refera apparemment un autre montage. En janvier 37, il donne encore une interview au journal L’Intransigeant pour préparer la sortie du film en Europe et semble ne pas se douter de l’impasse de la distribution.

 



Pourtant dès le 27 décembre 1936, Fondane avait écrit à Georgette Gaucher : « Mon retour aux Amériques dépend du succès de mon film et je commence à en douter car en mon absence, bien des mains l’ont malaxé. » Rapidement, il s’avère que le film a été modifié : « Comme si je n’avais pas assez crié que je ne reconnaissais pas précisément ce film-mutilé, détruit, sans tête » écrit-il à Fredi Guthmann en 1939. Vraisemblablement, le film a été expurgé et coupé sans doute pour le rendre commercialement acceptable. Certaines audaces ont-elles été censurées ? Il est très probable d’autre part que le nouveau montage d’Alton avait provoqué des difficultés techniques supplémentaires à l’égard du montage sonore puisque Fondane avait commencé à enregistrer le son directement sur la bande image ; c’est Dimitri Kirsanoff qui, observant des rushes à Paris, lui écrivit pour le mettre en garde devant cette « gaffe » en conseillant de faire retirer le son de la bande image pour le recopier séparément.

La guerre qui éclate va éloigner tout espoir de le récupérer puisque Fondane est mobilisé en 1940. Quelques projections privées du film eurent lieu à Buenos Aires à la fin des années trente, mais les copies en disparaîtront à la fois en France et en Argentine. Cet échec rappelle l’inachèvement de Que viva Mexico ! d’Eisenstein au Mexique. Peu après 1936, les membres du Cuarteto Aguilar se disperseront. Paco Aguilar aura le temps de créer Un viaje sonoro, un spectacle poétique et musical itinérant avec le poète Raphael Alberti, accompagné par le pianiste Donato Colacelli. Puis la gloire du Cuarteto Aguilar sombrera dans l’oubli.





NOTES:

(1)   Fondane, « Cinéma 33 », Cahiers jaunes, n°4, 1933.

(2) Interview du journal L’Intransigeant, 29 janvier 37, Le Voyageur n'a pas fini de voyager, Paris Méditerranée, 1997, 140.

(3) Fondane, « Lettre à sa sœur Line du 19 mai 1936 », in Ecrits pour le cinéma, Verdier, 2007,  137.

(4) Les enregistrements originaux du Cuarteto Aguilar sont introuvables aujourd’hui, mentionnons : Allemande (Croft), Cuarteto Aguilar ; Fiesta mora in Tangier, Turina, arr. Aguilar, Victrola, 9397. Rééd. Golden Era 64. Classical Mandolin Orchestras and Solos Vol. 5 CD-1908-1950. Aguilar Quartet, Guitar De Mena/Turina : 78rpm Vla 9396.


Quelques images de Tararira :

 












 

 

 

Bibliographie
 

-- Benjamin Fondane, Ecrits pour le cinéma, Le Muet et le parlant, Verdier Poche, Lagrasse, 2007. Dossier rassemblé par Olivier Salazar-Ferrer, Ramona Fotiade et Michel Carassou.

-- A paraître, un dossier : "Benjamin Fondane, esthétique et cinéma" dans La Part de l'oeil (Bruxelles), août 2009.

-- Ricardo Nirenberg, "Sur cinq lettres inédites de Benjamin Fondane à Fredi Guthmann", Cahiers Benjamin Fondane, 1, Automne 1997.

--
Catalogue Benjamin Fondane, Mémorial de la Shoah (en collaboration avec Sophie Nagiscarde, Eric Freedman and Michel Carassou), 2009, 210 p. ISBN: 9782916966595

-- Olivier Salazar-Ferrer, Benjamin Fondane, Paris : Oxus, 2004, 240 p. ISBN: 9782848980157

-- Olivier Salazar-Ferrer, « Benjamin Fondane approche des arts plastiques », in Benjamin Fondane et Carl Einstein : avant-gardes et émigrations dans le Paris des années 20 et 30, Peter Lang, 2008. ISBN 978-90-5201-445-6

-- Olivier Salazar-Ferrer, "Tararira et l'héritage subversif du dadaïsme', in Eggs Laid by Tiggers, edited by Elza Adamowicz, E. Robertson and A. Rothwell, Rodopi: Amsterdam 2011.« 

 

 

 
 



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